J.O. Numéro 202 du 30 Août 2002       J.O. disponibles       Alerte par mail       Lois,décrets       codes       AdmiNet

Texte paru au JORF/LD page 14413

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Saisine du Conseil constitutionnel en date du 5 août 2002 présentée par plus de soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision no 2002-460 DC


NOR : CSCL0205816X



LOI D'ORIENTATION
ET DE PROGRAMMATION
POUR LA SECURITE INTERIEURE

Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du Conseil constitutionnel, nous avons l'honneur de vous déférer, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi d'orientation et de programmation de la sécurité telle qu'adoptée par le Parlement. Plusieurs dispositions de ce texte nous paraissent contraires à la Constitution.
A l'appui de cette saisine, nous développons les moyens et griefs suivants à l'encontre, en particulier, de l'article 3 de la loi.
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Sur l'article 3 de la loi d'orientation et de programmation de la sécurité intérieure :
Cet article de la loi d'orientation et de programmation de la sécurité intérieure a pour objet, selon l'exposé des motifs, d'innover en matière de gestion immobilière de la gendarmerie nationale et de la police nationale.
Pour ce, les paragraphes I, II et III de cet article créent des exceptions à la loi no 85-704 du 12 juillet 1985, au code des marchés publics, au code du domaine de l'Etat et au code général des collectivités territoriales. La logique affichée consiste à rendre possible la passation d'un marché global pour la réalisation et l'aménagement de ces constructions nouvelles (§ I), à autoriser le recours à la maîtrise d'ouvrage privée (§ II, 1o), au crédit-bail (2o des § II et III), à la formule des baux emphytéotiques (§ I, 1o), et à la maîtrise d'ouvrage des collectivités locales (§ II, 2o).
Si les auteurs de la saisine sont évidemment attachés à ce que les moyens de la police et de la gendarmerie soient adaptés, le plus rapidement possible, à leurs besoins réels, il reste que ce motif ne doit pas, et ne peut pas, aboutir à ce que des principes de valeur constitutionnelle soient méconnus pour y arriver.

I. - Sur le paragraphe I de l'article 3

Ce premier paragraphe permet donc de déroger aux articles 7 et 18 de la loi no 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d'ouvrage publique et au code des marchés publics. La dérogation vise à donner la possibilité de confier à la fois la conception, la construction, l'entretien et la maintenance d'un bâtiment public à une même personne publique ou privée, et à s'affranchir des règles d'allotissement des marchés publics.
Sous couvert d'une disposition technique, sont alors remises en cause plusieurs règles fondamentales de la commande publique et partant les principes d'égalité, de transparence, de libre concurrence et le principe de la liberté du commerce et de l'industrie, qui garantissent, in fine, le bon emploi des deniers publics tel que l'article 14 de la Déclaration de 1789 l'exige.


I-1. Sur la violation des principes d'égalité, de transparence et de libre concurrence et ensemble l'article 14 de la Déclaration de 1789
Le droit de la commande publique se caractérise par un corpus de règles destinées à garantir l'égalité d'accès de toutes les entreprises aux contrats conclus avec les personnes morales de droit public, dont la transparence des procédures utilisées est une dimension fondamentale. Il s'ensuit que la libre concurrence est alors préservée.
Les évolutions du droit français comme celles du droit communautaire des marchés publics éclairent les principes de notre droit en la matière.
L'article 1er du nouveau code des marchés publics rappelle donc dans ses alinéas 2 et 3 que :
« Les marchés publics respectent les principes de liberté d'accès à la commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures.
L'efficacité de la commande publique et la bonne utilisation des deniers publics sont assurées par la définition préalable des besoins, le respect des obligations de publicité et de mise en concurrence ainsi que par le choix de l'offre économiquement la plus avantageuse. »
Ce cadre posé par le décret du 7 mars 2001 fait ainsi référence à des principes qui ont, par ailleurs et en eux-mêmes, une valeur constitutionnelle ainsi que votre jurisprudence l'a considéré plusieurs fois.
Récemment vous avez donc rappelé la portée du principe d'égalité dans le cadre de la commande publique (décision no 2001-452 DC du 6 décembre 2001) et dit que, dans le cadre de procédures d'appels d'offres, le principe d'égalité implique la libre concurrence (décision no 2001-450 du 11 juillet 2001). De même, on pourrait déduire que l'objectif de transparence, corollaire de la libre concurrence, a valeur constitutionnelle dès lors qu'il sert au principe d'égalité et de la bonne gestion des deniers publics (décision no 92-316 DC du 20 janvier 1993).
Qu'à cet égard, la transparence des procédures de commande publique vient nécessairement au soutien de l'article 14 de la Déclaration de 1789 prescrivant notamment que « Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi,... ».
En l'espèce, ces principes sont méconnus par la procédure dérogatoire mise en place.


I.2. En permettant la passation d'un marché global couvrant la conception, la réalisation et l'aménagement, il sera mis fin au découpage de l'opération en plusieurs phases distinctes, donc aux garanties de transparence par rapport à des marchés de grande importance, notamment financière
Plus encore, en prévoyant que, dans l'hypothèse d'un marché faisant appel à l'allotissement, les offres portant simultanément sur ces lots pourront faire l'objet d'un jugement global, l'article critiqué s'en prend à la libre concurrence.
Il s'agit dans ces conditions et en réalité, mais sans le dire, de faire revivre le marché d'entreprise de travaux publics (METP), c'est-à-dire un marché de travaux publics pour la construction d'un ouvrage et un contrat de prestations de services pour son exploitation (voir les conclusions de M. le président M. Gentot sous CE 26 novembre 1971 SIMA, Leb. p. 273). Ce type de marché a été supprimé, voire prohibé, par le nouveau code des marchés publics en vertu des articles 10 et 94 dudit code. Ces dispositions qui, les auteurs de la saisine ne l'ignorent pas, sont des prescriptions réglementaires mettent précisément en oeuvre les principes de transparence, de libre concurrence qu'implique le principe d'égalité en matière de commande publique.
En particulier, l'article 10 du code des marchés publics qui prévoit l'examen individuel de chaque lot a pour objectif, notamment, d'accroître la transparence. Le commentaire figurant dans l'instruction du ministère de l'économie et des finances publiée par La Revue des marchés publics (no 3/2001, p. 54) indique bien que l'allotissement favorise la mise en concurrence. Liée avec l'interdiction des METP, la règle de l'allotissement permet, toujours selon ce commentaire officiel, « une mise en concurrence et une plus grande transparence pour chacun des différents besoins de la collectivité (...), permettant de recueillir un plus grand nombre d'offres et des offres plus adaptées à chaque besoin exprimé ».
Cette orientation de principe ne saurait surprendre dès lors que les METP avaient fait l'objet de nombreuses critiques quant à l'opacité, pas seulement juridique, qui les inspirait ou qu'ils généraient. Ainsi, le Conseil d'Etat dans son rapport public pour 1993 s'interrogeait-il, dans un style inhabituel, pour savoir comment l'on pouvait continuer de conclure des marchés « à l'invitation de ce qu'il faut bien appeler le groupe de pression des inventeurs et praticiens du METP, dans des conditions qui relèvent, chaque fois, plus ou moins, du coup de force juridique et de l'épreuve de force avec les autorités chargées du contrôle de légalité » (p. 73). Ce que reprend sous une autre forme l'instruction précitée en indiquant que « les formules de METP avec paiement différé présentaient de nombreux inconvénients : endettement indirect de la collectivité locale, coût élevé, opacité dans la répartition du marché entre la construction, le financement et l'exploitation ou la maintenance, frein pour l'accès direct des petites et moyennes entreprises à la commande publique, réduction de la concurrence » (précité, p. 56, § 10.8).
On le voit bien, la prohibition du METP et la prescription de l'article 10 du code des marchés publics imposant que les procédures d'allotissement donnent lieu à un examen individuel de chaque offre pour chaque lot et donc du coût réel pour la collectivité de la prestation attendue ont pour but de satisfaire, à leur rang, les principes constitutionnels qui s'imposent au droit de la commande publique, à l'instar de ce que le législateur avait décidé dès la loi du 12 juillet 1985.
De la même manière que l'examen individuel des lots est de nature à garantir le respect de l'égalité d'accès à la commande publique, la séparation entre la fonction de maître d'oeuvre et celle d'entrepreneur concourent à une plus grande égalité dans le droit de la commande publique.
L'article 3 en cause, en revenant sur ces garanties apportées aux principes constitutionnels ci-dessus énoncés, doit être regardé comme inconstitutionnel.
Ce mécanisme qui réintroduit, d'une part, le marché global, pourtant écarté par la loi de 1985, sans égard pour les différentes phases des opérations complexes et, d'autre part, qui permet le jugement global sur plusieurs lots s'affranchit de l'objectif de transparence en introduisant une rupture d'égalité entre les candidats selon qu'ils peuvent soumissionner à l'ensemble de la mission ainsi qu'à tous les lots ou non. Par voie de conséquence, il interdit une appréciation affinée pour chaque phase de l'opération et pour chaque lot, empêchant un contrôle satisfaisant de l'emploi des deniers publics.


I.3. C'est vainement que l'on objecterait que l'urgence à construire des commissariats ou des gendarmeries constitue un motif d'intérêt général justifiant une telle dérogation aux principes en cause
On peinerait à comprendre pourquoi l'examen individualisé de chaque lot ralentirait le choix du cocontractant de l'administration. On ne verrait pas, non plus, pourquoi l'intervention de plusieurs prestataires pour des phases très différentes empêcherait une réponse adaptée, en qualité et en délais, aux besoins immobiliers concernés. Le fait de construire un immeuble et d'entretenir son intérieur au quotidien sont des activités qui appartiennent à des activités humaines et économiques suffisamment différentes pour que des entreprises juridiquement distinctes puissent intervenir successivement sans que les délais pour satisfaire les besoins actuels de la police et de la gendarmerie en souffrent.
Dès lors, on imagine mal les raisons objectives et rationnelles qui pourraient venir légitimer ces dérogations aux principes constitutionnels qui gouvernent le droit de la commande publique.
Au contraire, l'intérêt général suggère que le choix des cocontractants de l'administration se fasse au bénéfice du meilleur emploi possible des deniers publics, donc dans la transparence qu'autorisent les procédures auxquelles déroge l'article critiqué.
De ces chefs, la censure est encourue.

I.4. Sur le principe d'égalité et la liberté
du commerce et de l'industrie

De surcroît, et peut-être surtout, la méconnaissance des principes sus-énoncés aboutit à discriminer les petites et moyennes entreprises en conduisant, quoi qu'on en dise par ailleurs, à favoriser des grands groupes par rapport aux prestataires de tailles inférieures.
Tout traitement différent de personnes physiques ou morales se trouvant dans des situations objectivement identiques s'avère contraire au principe d'égalité.
Au cas présent, le mécanisme de l'article 3 de la loi revient sur des procédures tendant à établir en droit une égalité menacée fait par l'effet de masse que proposent certains groupes intervenant dans plusieurs activités intéressant une même opération complexe.
C'est pourquoi l'allotissement, encore une fois, est présenté comme « de nature à faciliter l'accès des petites et moyennes entreprises à la commande publique et à augmenter le nombre de compétiteurs, favorisant la mise en concurrence ; en conséquence il doit être encouragé » (instruction du 28 août 2001, JO 8 septembre 2001).
La doctrine se rallie largement à cette thèse (cf. par exemple : « L'accès des PME à la commande publique », J.-F. Sestier, BJCP, mai 2001, no 16, p. 214 et particulièrement 216 et 217).
Le dispositif critiqué constitue donc bien un retour en arrière de nature à rompre l'égalité entre les candidats et donc à méconnaître la liberté du commerce et de l'industrie.


I. 5. Ce serait un pâle argument que d'opposer une spécificité sui generis des marchés concernés pour tenter de justifier le jugement global des lots et l'exception à l'article 7 de la loi du 12 juillet 1985. On se demande, en effet, en quoi la construction, l'aménagement ou l'entretien d'un commissariat de police, par exemple, justifierait qu'il faille apprécier globalement les lots proposés par différentes entreprises
D'autant plus que le droit des marchés publics n'interdit pas que plusieurs lots, après qu'ils ont été examinés séparément, soient attribués à la même entreprise, faisant alors l'objet de contrats distincts.
L'objectif poursuivi par le législateur, à savoir trouver les offres les plus satisfaisantes pour le type d'opérations projetées, peut parfaitement être servi par le droit existant.
Cette absence de justification, au titre de l'intérêt général en rapport avec la loi, à la création d'un régime dérogatoire aux principes d'égalité et de liberté du commerce et de l'industrie ne peut qu'emporter l'invalidation de l'article 3.1.

II. - Sur le paragraphe II de l'article 3

Ce dispositif organise l'octroi de marchés de construction de bâtiments destinés à la police, la gendarmerie et la justice en rendant possible la combinaison d'autorisation d'occupation du domaine public avec un crédit-bail ou un bail à construire avec option d'achat.
Au-delà de sa compatibilité avec les principes de la domanialité publique, un tel mécanisme encourt les mêmes critiques que pour le paragraphe I de l'article 3 dans la mesure où il porte en germe les risques d'un détournement de la procédure ainsi instituée pour passer outre les obligations liées à la libre concurrence.
On peut, en effet, s'interroger dès lors que, dans un avis no 356960 relatif à la loi du 25 juillet 1994, le Conseil d'Etat a considéré que, dans l'hypothèse du recours à la vente en l'état futur d'achèvement, il y aura détournement de procédure au regard des dispositions du code des marchés publics et de la loi du 12 juillet 1985 lorsque : l'opération est la construction même d'un immeuble pour le compte de la personne publique en cause, l'immeuble est entièrement destiné à devenir sa propriété et qu'il a, enfin, été conçu en fonction des besoins propres de la personne publique (sections de l'intérieur et des travaux publics réunies, 31 janvier 1995). Au titre de ce raisonnement, le Conseil d'Etat estimait licite le recours à un tel contrat pour la réalisation d'un commissariat de police dès lors que sa réalisation ne constitue qu'une partie d'un immeuble destiné pour sa plus grande part à d'autres propriétaires.
Le mécanisme présentement proposé, et assez proche de celui analysé par le Conseil d'Etat, ne paraît pas apporter les garanties que cet avis retenait pour admettre comme ne constituant pas un détournement de procédure le recours à de tels montages contractuels ayant pour siège le domaine public de l'Etat.
Le rapport de M. A. Joyandet, pour avis de la commission des finances, prend d'ailleurs soin de préciser que le choix du bailleur doit avoir été précédé d'une procédure de publicité et de mise en concurrence préalable. C'est dire que le risque existe.
Malheureusement, le souci exprimé avec justesse par le rapporteur de la commission saisie pour avis ne paraît pas avoir trouvé de traduction claire et précise dans le texte critiqué.
En second lieu, la même critique vaut pour le 2o du II de l'article 3 qui constitue une dérogation au droit actuel faisant obstacle au financement par crédit-bail des bâtiments construits pour les besoins en cause.
On rappellera que dans votre décision du 21 juillet 1994 vous avez rangé parmi les règles et garanties de nature à assurer le fonctionnement des services publics et la protection de la propriété publique le fait que l'article L. 34-7 du code des domaines exclut expressément des contrats de crédit-bail les ouvrages affectés au service public (décision no 94-346 DC ; considérant no 13).
Or, la dérogation ainsi apportée n'est pas suffisamment justifiée au regard des principes ainsi énoncés. En tout état de cause, elle montre bien que le législateur est resté en deçà de sa compétence. Le fait, à cet égard, de prévoir des clauses permettant de préserver les exigences du service public est important mais ne suffit pas pour épuiser la compétence du législateur.
Dans ces conditions, la méconnaissance des principes sus-énoncés est acquise.
III. - Sur le III de l'article 3

Ce paragraphe a pour objet de permettre aux collectivités locales de participer à la construction d'immeubles à destination de la gendarmerie et de la police nationale, au titre d'une logique présentée comme de partenariat dont les conditions financières sont réglées par l'article L. 1311-4-1 nouveau du CGCT en conférant à l'Etat le pouvoir de négocier son engagement financier. Ce qui signifie que ce dernier peut varier d'une convention à l'autre, d'une collectivité à l'autre, et qu'ainsi la construction des commissariats et des gendarmeries peut varier, non pas en fonction de l'utilité commune pour l'ordre public, mais selon les termes d'un rapport de force entre l'Etat et les collectivités concernées.
Un tel mécanisme n'est pas conforme au principe d'égalité tel qu'éclairé par l'article 13 de la Déclaration de 1789.
Il résulte de votre décision du 13 janvier 1994 que les conditions essentielles d'application d'une liberté fondamentale ne peuvent varier au point de ne pas être les mêmes sur l'ensemble du territoire (décision no 93-329 DC). Le même raisonnement doit être tenu s'agissant de l'ordre public ainsi que l'article 13 de la Déclaration le prévoit et de la présence des services publics donc de leur continuité.
Le dispositif établi par le paragraphe III de l'article critiqué porte en lui les germes d'un traitement différencié sur le territoire national selon les rapports qu'entretiendra l'Etat avec telle ou telle collectivité territoriale.
Concernant la mise à disposition des forces de l'ordre, un tel risque d'inégalité sur le territoire est nécessairement inconstitutionnel.
Là encore, l'invalidation du paragraphe III est certaine.
(Liste des signataires visée dans la décision no 2002-460 DC.)